Les ados du Var découvrent le monde sans la vue

Liberté. C'est l'espace que nous avons tenté de créer avec notre Parcours Sensoriel, au Forum Santé de la Garde. Donner l'occasion aux 200 adolescents passés dans notre atelier de découvrir ce qui les entoure autrement que par la vue, avec tous leurs sens et leur corps, pour trouver leur propre chemin. Et là, « c'est flippant », et « immense... ».

Récit subjectif d'une journée organisée par la Mutualité française et le Bij de La Garde.

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Un océan au Forum Santé de la Garde

Nous arrivons à La Garde. Des flèches indiquent que le Forum Santé de demain est par là. Nous suivons donc le « par là », notre Parcours Sensoriel et Moteur débordant sur nos sièges à l'avant (« aller, bientôt on s'équipe d'un véhicule, d'un vrai... »). Audrey Moutet nous attend au parking de la grande salle communale. Audrey est animatrice événementiel du Bureau d'information jeunesse de la ville (le « BIJ »), avec qui nous sommes en lien depuis l'hiver dernier et qui co-organise l'événement avec la Mutualité française. Un joli mélange de chaleur et d'efficacité que cette jeune femme, qui semble gérer plusieurs vies à la fois.

Elle nous guide vers la salle qui sera la nôtre pour la journée de demain. Il est 17h30, nos muscles chauffent sous le coup du déchargement. Puis la métamorphose s'opère. Il est 20h, voilà, on est chez nous. Demain, on sera en mesure d'accueillir les élèves des classes de 3eme professionnelles et de terminales qui viennent pour la journée participer aux ateliers du Forum. Il nous restera simplement à installer les costumes et le point info, à l'extérieur de l'océan sensoriel que nous avons recréé.

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Objectif : l'essentiel (rien que ça…)

On sort, pour se trouver un petit coin qui accueillera nos derniers échanges organisationnels avant demain et qui pourra en même temps satisfaire nos estomacs. Nous y voilà.

« - On sait que demain on va avoir onze groupes, toutes les 30 minutes.
-C'est court.
-Effectivement.
-Alors il faut choisir ce sur quoi on va mettre l'accent, tirer une des ficelles du Parcours Sensoriel, une seule.
-J'en vois trois. 1 : la découverte de l'univers marin et de la navigation. 2 : un nouveau rapport au monde, sans la vue. Là c'est en solitaire. 3 : la notion d'être soutien et d'être soutenu, dans le travail en binôme.
-Ca me semble judicieux. Je pense que c'est intéressant de leur offrir un espace de découverte autrement, dans la finesse de la sensation, sans image, sans jugement, et avec eux-mêmes, pour eux-mêmes.
-Oui, et où l'objectif n'est pas le résultat mais l'expérience vécue.
-Et où l'intention n'est pas d'aller vite…
-Les yeux bandés, impossible ! Hé hé...
-…mais bien de prendre le temps de goûter à la saveur de chaque appui.”

Direction Toulon où nous sommes accueillies pour la nuit. Le service de la navette de l'Ile des Embiez où est amarré notre bateau-maison-scène terminant à 17h en cette saison, nous avons dû trouver refuge ailleurs.

Le réveil sonne, il est 6h20.

« - Qui c'est qui est fatiguée ?
- C'est pas moi... »

Aller, c'est parti ! Après un petit déjeuner au bon goût d'échantillons de récits de vie de nos hôtes, il est l'heure.

Le temps d'un petit café à côté de la Maison Communale, on fait le point sur notre timing bien serré, et sur les mots choisis pour ne pas perdre de temps, et pour que passe l'Essentiel (rien que ça…).

8h, ouverture des portes ! On a une heure devant nous pour installer le coin costumes, le diaporama photos et le point info, pour brancher le son et préparer l'enregistreur son qui nous permettra de recueillir les sensations à chaud des jeunes.

Vous allez vivre une traversée en mer

« Bonjour ! Bienvenue. Ici, vous êtes dans le monde de la mer et de la navigation. Toutes les deux, on a traversé l'Atlantique à la voile, et aujourd'hui, c'est vous qui allez vivre cette traversée ! »

Les yeux s'écarquillent.

« Bon, on ne va pas vous garder 6 semaines on vous rassure, et on n'a pas non plus réussi à transporter l'océan dans la salle. Alors on a conçu pour vous un Parcours Sensoriel, pour que vous puissiez la vivre, cette expérience, mais sur terre. Et : les yeux bandés »

Sursaut de la petite assemblée « non... ça fait trop peur... »

« L'occasion pour vous de découvrir ce qui vous entoure autrement que par la vue, en laissant plus de place aux autres sens et sensations...
- Ah oui, le toucher ?
- Oui, c'est ça, vous allez chercher à découvrir et comprendre avec votre corps ».

Un mélange d'excitation et de peur plane.

« Vous allez passer chacun votre tour, on viendra vous chercher. Et ça se passe pieds nus, sans chaussure, et sans chaussette ! »

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On découvre là une phobie qu'on ne connaissait pas, celle des pieds. Une phobie quasi unanime. Alors on leur propose d'enlever chaussures et chaussettes juste avant l'expérience, dans un recoin caché des regards. On reçoit un « ok... » timide.

C'est parti, on entre dans le tunnel d'une journée passionnante autant qu'éprouvante où, à chaque fin de demi heure, on réadapte, on auto-critique, on améliore.

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La Traversée en solitaire

« - J'étais dans une espèce de bateau et je me cassais la figure partout. C'était bizarre... J'étais perdu. J'ai pas trop aimé quand le bateau penche et que la mer est énervée. Et j'ai bien aimé quand il y a une espèce de bâche, je sais pas ce que c'était, mais la sensation était cool.
- Moi ça m'a pas plu la bâche, parce qu'il faut se coucher
- et ça fait peur !
- Moi je crois que j'ai pas fait ça, j'ai dû l'éviter...”

Intéressant de remarquer les différentes stratégies des corps, ceux qui évitent l'obstacle, ceux qui au contraire foncent dessus, d'autres qui, les deux mains sur le fil qui les guide, se paralysent devant la sensation inconnue, d'autres encore qui hésitent, qui se servent de leur pied comme éclaireur... « Vous voyez, il y a autant de corps qu'il y a de chemins ! »


Se sentir perdu : de l'excitation à l'angoisse

« C'était étrange, on savait pas sur quoi on marchait, sur quoi on allait, il fallait se laisser guider par la corde. C'était... agréable, de se demander ce que c'était ».

« J'avais l'impression d'être sur un nuage... »

« Un mot qui me vient : surprenant. On savait pas sur quoi on marchait ! Et il y avait du suspense, avec les sons autour... »

Ils ressortent de l'océan, les uns après les autres.

« Je me suis perdu tout le temps, à un moment fallait se baisser et j'ai perdu la corde. J'attendais qu’il y ait quelqu'un qui me dise où j'étais, et où fallait que j'aille ».

Le visage décomposé.

« Ca fait bizarre, en vrai ça fait un peu peur... »

Des « wahoo » et des regards au loin dans soi en enlevant le bandeau.

« C'est comme si j'étais perdu, perdu dans plein de sensations. Mais bizarrement c'était agréable... et en vrai, c'est fou ce que vous avez vécu en traversant l’Atlantique ! »

« À un moment donné, j'ai dû me baisser, mais je savais pas, et je me suis fait comme engloutir par le truc ! J'ai pas compris... »

Pour la plupart, c'était leur première expérience sans la vue.

« Il y a eu des moments agréables, mais des moments où ça fait peur aussi. J'ai cru que j'allais tomber !
- J'avais une appréhension, à me demander ce qu'il y avait après...
- Oui moi aussi, je me demandais
« c'est quoi la prochaine.. ? Je suis où ? »... Mais quand tu atteins la prochaine, ça donne envie de découvrir la suivante ! »

Un professeur de physique qui tente l’expérience devant sa classe

Un professeur de physique qui tente l’expérience devant sa classe


Découvrir comme un nourrisson

Une expérience avec un écho spécifique sur ces élèves qui vont bientôt devenir aides à domicile et qui commencent le cycle du nourrisson.

« - On va attaquer le développement sensoriel chez le nourrisson, c'est une super intro ! Se réjouit la professeure en partant.
- C'est drôle,
on répond, c'est justement ce qu'on cherche : ouvrir un espace où c'est possible de découvrir le monde comme un nourrisson.
- Super,
continue la prof en direction de ses élèves, comme ça avant d'étudier avec votre tête, vous l'aurez vécu pour de bon les filles ! »

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Soutenir et être soutenu

Pour les plus petits groupes, le temps du travail à deux est possible. « Tout le monde va bien ? Alors maintenant, vous allez vous mettre par deux, et la ligne de vie qui vous guide ne sera plus la corde mais la main de votre copain ».

Un instant de démonstration : « quand j'accompagne Flore, je ne vais pas être là en train de lui dire « c'est là, c'est là ». Fanny tire mon bras à le décrocher. « Je vais lui laisser faire son chemin, sans la brusquer, ni me désintéresser d'elle sinon elle est perdue ». Fanny coupe le contact avec ma paume, je me sens bien bête. « Vous êtes la ligne de vie, c'est vous qui connaissez le chemin, alors vous l'accompagnez, mais sur son chemin à lui. Le rôle de l'accompagnant est aussi important que celui qui est accompagné. Ok ? »

Deux par deux, main dans la main, c'est à leur tour. Et ils reviennent du voyage quelques minutes plus tard.

Soutenir ou être soutenu, quelle préférence ?
La main ou la corde, quelle confiance ?

« De soutenir c'était bizarre : je voulais pas qu'il se fasse mal. À un moment, je me suis perdue et je me suis trompée de chemin !”

« Moi je me suis senti soutenu, mais moins qu'avec la corde, je savais pas où elle m'emmenait... J'avoue, il y a eu pas mal de surprises, plus ou moins agréables...”

« Moi j'ai préféré accompagner parce qu'on voyait l'autre. C'était marrant. Après, en étant accompagnée, je me suis sentie moins perdue avec la main que le fil. J'avais plus confiance. Après ça dépend sûrement avec qui on se met !”

« - Elle m'écoutait pas ! Elle voulait pas, elle m'aimait pas. J'ai essayé de l'emmener, de la guider mais elle avait pas envie de se laisser faire !
- Attends, j'étais dans la merde et tu me laissais toute seule ! Non franchement, on était dans un autre monde là, j'avais besoin d'être accompagnée ! J'ai préféré de loin le fil, avec la main j'étais pas rassurée du tout ».

«  Moi j'ai préféré avec la main, parce c'est humain, il sait ce qu'il fait, alors que le fil, il est froid et il sait pas ce qu'il fait... »

Le corps pour penser le monde autrement

A la découverte visuelle de ce qu'ils ont traversé les yeux fermés, la surprise est générale. En entrant dans la salle : « Non ! C'est ça qu'on a traversé ?? Mais je croyais que c'était beaucoup plus grand ! »

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« - Vous l’imaginiez comme ça ?
- Ah non, pas du tout ! J'avais plein d'images, mais pas celle là !
- Votre imaginaire a bien bossé alors, les yeux fermés...
- Moi j'avais trop peur de pas pouvoir sortir de ce truc là...
- Ah bon ? Moi j'avais même pas conscience d'être sous un truc comme ça, alors j'avais pas peur de pas pouvoir sortir... »

On intervient :

« - C'est fou hein toutes ces images qui nous viennent les yeux fermés... C'est rare de découvrir ce qui nous entoure par autre chose que la vue. C'est vrai, quand on rencontre une personne ou un objet, c'est la vue notre guide. Dans notre société, la vue, et l'image à travers elle, est hyper dominante, et à trop dominer, elle tue tout le reste. Là, comment vous avez fait sans la vue ?
- Avec les mains !
- Le toucher…
- Avec l’ouïe !
- Super… On a remarqué qu'à apprendre à connaître le monde avec autre chose que la vue, ça rend libre de voir et penser le monde autrement.
-Mais ça fait peur !
-Ca peut, c'est vrai, mais ça vaut le coup ! Et puis ça ne veut pas dire que la vue n'est pas importante, mais c’est intéressant de la remettre à sa place, pour pouvoir goûter à la saveurs des autres sens… ».

La traversée se termine. « Merci à vous, c'était très inspirant de vous voir chacun trouver son chemin pour s'en sortir, avec des techniques différentes. Pour nous, c'est l'occasion de vous voler vos mouvements pour la création de nos spectacles ! En plus du reste, on vous avoue qu'on est aussi là pour ça, vous êtes notre source d'inspiration... »

Pas mécontents d'être nos muses... On ajoute, alors qu'ils remettent leurs chaussures : « et puis si un jour vous sentez que vous manquez d'espace, vous aurez juste à fermer les yeux... »

Comme un « tilt » qui provoque chez certains un mouvement sec de la tête, un décollement des lèvres comme pour laisser passer le souffle de l'information à l'intérieur, un léger sourire, et un scintillement dans le regard. Ils sont beaux.


Texte et images : Flore Viénot

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