Créer, c'est faire la révolution

Emmener notre spectacle sur voilier à terre est un long chemin de re-création, qui nous permet de saisir le potentiel révolutionnaire de l’art, de la danse, de sa radicalité et de sa nécessité.
Et ouais, pas moins : Flore vous raconte.

“- Allo Philippe ? On aimerait amener le bateau sur terre, pour naviguer dans les jardins, les forêts, les parcs, les places de village… Enfin, pas vraiment emmener le bateau, mais faire qu’on puisse partager le spectacle qu’on a créé sur le voilier, sur terre et sans voilier, enfin si ! Avec un voilier, mais pas vraiment un voilier… Enfin tu vois quoi…
-Tu veux dire travailler sur une adaptation du
spectacle sur voilier, sans “vrai” voilier, et à terre ?
-oui voilà. T’es partant ?
-Evidemment !
-cooooool…!”

Une conversation téléphonique, avec le danseur-chorégraphe Philippe Ducou ce 13 avril 2020, qui marquait le Grand départ. Notre spectacle sur voilier allait rejoindre la terre ferme : cap sur l’adaptation !

“ - Allo Fede ? Tu sais, le décor du spectacle sur voilier sur lequel tu as joyeusement travaillé…?”

-Oui super, top, partante !

-Génial. Alors avant la résidence de septembre, il faudrait qu’on ait trouvé des objets, des cartons, des cagettes, des cubes, des caisses, des valises… du bric et du broc, à ramener pour commencer à tester des choses.”

Nous voilà donc parties à la recherche du bric et du broc espéré par les intentions de Philippe. Les poubelles des grands magasins n’ont plus de secret pour nous.

On va construire un bateau avec ça …? Mmmm… Bon, faut savoir lâcher, confiance dans le courant, on va bien arriver quelque part…

“ - Salut Jonathan, tu sais, notre spectacle sur voilier, et bien il va venir sur terre, et on va avoir besoin de tes lumières… chaud ?”

Septembre 2020 est déjà là. Philippe, Fanny, le bric, le broc et moi sommes réuni·e·s dans la belle salle Poly’sons, mise à dispo par la commune de Noyarey. Une première escale avant que Federica et Jonathan nous rejoignent.

 

On avance vers quelque part

Philippe, sourire aux lèvres et valise encore à la main, annonce :

“ -Bon, je vous préviens, j’arrive avec des choses sûres que je ne veux pas. Et non pas des choses sûres que je veux…”

Tout à coup les murs de la salle s’effondrent. L’horizon est tout autour de nous. Vertige…

“-Qui veut du café ?
-Oui ! Moi ! Un grand s’il te plait.”

Je scrute le liquide noir. A ce moment là, j’en ai absolument besoin. Il est mon repère dans la foison de possibles qui me perd. Je ne sais pas où on va, mais je bois du café.

“Bon, on ne part pas de rien non plus hein, puisqu’il s’agit d’une adaptation”.

Une gorgée chaude.

“Et puis, il y a des directions que j’ai envie d’explorer avec vous”.

J’adore l’amer.

“- C’est vous qui allez construire l’embarcation, avec des choses de bric et de broc, rien de complexe, et rien d’installé avant. Juste cette ligne épurée de ce mât fait du bambou que vous avez dégotté
-Merci Michel et la compagnie Le Puits.
-Et tout le spectacle ira dans ce sens : bric et broc”
.

J’ai déjà fini mon café… Fanny aussi. C’est donc qu’il est temps de se lancer dans ce grand désordre d’objets récupérés. Quitter la rive rassurante de la vie qui suit son cours et s’engager entièrement (et follement) dans les remous inconnus de la création. Oui, il faut certainement être un peu fou·olle pour se risquer dans cette aventure…

 

Créer, c’est faire la Révolution

Des caisses se déplacent, des valises roulent, des cagettes s’élancent, des coussins se déposent… J’ai chaud. Un tapis rencontre un bout, qui rencontre un carton, qui m’arrive dessus…

“ Ce ne sont pas les objets mis en scène qui décident. Vous ne devez pas les subir, et ces objets ne doivent pas vous subir : discutez et cherchez avec eux. Et là Fanny, tu dois poser les choses de manière à ce que ce soit exactement désordonné. ”

Je prends la théière, Fanny soulève la radio, j’accours au parasol, Fanny tend le bout, je transporte cet énorme carton, Fanny fait rouler la valise, je le dépose au mât…

“ Flore attend Fanny avant de porter la passerelle, Fanny entre en premier avec la valise, Flore avec le tapis, à rouler sur les coussins, puis la théière, puis la lampe… Affirmez vos actes de construction. ”

Ça y’est, nous avons bel et bien quitté les rives du temps saucissonné de la rentabilité quotidienne. Nous avons plongé dans le temps souple et sans limite. Celui de la création, et de la pleine mer.

Là, une pensée me vient. C’est Gilles Deleuze et Louise Michel qui déboulent dans mon esprit, avec leur conception de l’Art comme un acte de résistance. Oui, maintenant que j’y pense, c’est évident. L’acte même de créer, par le lent travail de maturation qu’il implique, vient déjouer les rythmes imposés de l’efficacité millimétrée de nos sociétés contemporaines en flux permanent. Comme en pleine mer, à la salle Poly’sons le temps se mesure et se vit autrement. Quelle puissance, et quel potentiel de révolution que de s’approprier le temps d’une autre manière ! C’est d’ailleurs Jonathan Crary qui dit que dormir est le dernier acte de liberté et de résistance qui nous reste. J’ajouterais alors à cet acte de résistance qu’est le sommeil, l’acte de créer. Mais ! C’est donc pour ça (en partie au moins) que la création, c’est si dur…?

“ Voilà ! Je commence à sentir le bateau ! Le troisième personnage du spectacle se dessine ! Dans le monde de l’enfance, on commence à y être… Bon. On sait dans les grande lignes l’évolution de ce personnage, maintenant on va s’occuper de vous…”

 

Les objets sont plus importants que vous” : Révolution n°2

“ Quand vous déplacez les objets, ce n’est pas vous qui êtes importantes, ce sont les objets. Vous êtes à leur service, travaillez avec eux. Aller, on fait un filage jusqu’où on en est, c’est à dire la tempête. ”

C’est parti, et… naufrage. Je me prends les pieds dans le bout, Fanny fonce dans la bôme, trébuche et renverse la théière pleine d’eau, je chope une écharde à la réception d’une cagette, je m’explose le doigt de pied sur un pain de ciment, ma patate s’échappe de la poêle, Fanny éternue…

“ Ha ha ha ! Je me marre ! Les objets se sont ligués contre vous ! Et ils ont eu raison… Et bim la cagette ! Ils se sont dit “ah ouais ? Elle ne nous considèrent pas mieux que ça…? Tu vas voir… et paf ! La patate a fait son chemin… Il faut se méfier des objets parce qu’ils nous renvoient toujours comment on les considère, ni plus ni moins. ”

Oui bon, ça va…

“ Par contre ils peuvent être des partenaires exceptionnels, mais à condition de prendre soin d’eux. Là, ça saute aux yeux, il y avait une indifférence trop grande vis à vis d’eux, vous vouliez qu’ils soient à votre service. Et bien non, ça ne marche pas comme ça. Il faut reconsidérer ce rapport. Donnez de la valeur aux objets, ainsi qu’à la musique, à l’espace, à vos partenaires ! Plus vous méprisez ce qui vous entoure, plus vous serez méprisables et méprisées. Au contraire, plus vous respectez, plus vous serez respectées. Regardez les objets, soyez précises. Si vous ne les regardez pas et ne prenez pas soin, ils tombent… ”

Est-ce pour cette raison qu’un jour, j’ai cassé la bôme d’un bateau, qu’un autre jour la manivelle qui sert à étarquer la voile est tombée à l’eau, et qu’un coéquipier est passé par dessus bord…?

 

Ça me fait penser à François Laplantine qui, dans son livre “penser le sensible”, invite à faire l’expérience d’une présence au monde qui suspende les relations opposant le sujet et l’objet, en rassemblant ces derniers. Ce qui implique, dit-il, de sortir du "rapport de choséité” (globalement présent dans nos vies menées par le fait de consommer des choses), pour se tourner vers un rapport de transformation de la subjectivité par ce qui l’entoure. Autrement dit, si je comprends bien, ça revient à se mettre dans un rapport d’égalité vis à vis des “choses”, et d’éprouver un espace et un temps commun avec celles-ci. Tout simplement.

On renverse là les conventions. Affirmer que les objets sont plus importants que nous, cela implique un rapport révolutionnaire au monde… C’est un chemin, à prendre ou ne pas prendre. Mesdames, à vous de choisir.

Un regard suffit. On a choisi. C’est vrai que c’est une révolution. Là, pas de place à l’ego surdimensionné, ni aux rapports de domination habituels. A la place, il y est question d’un rapport intime entre les objets et nous, où, comme le dit François Laplantine “se dissout progressivement la catégorie d’étranger”. Il n’est plus ici question d’ “indifférence” mais d’unisson, de partage, d’une "pensée de l’avec”. Il ne s’agit plus ici de “maîtriser” l’objet, ou l’autre, mais bien d’ “accompagner”.

Aller, petit échauffement du début d’après midi : vous vous lancez cette balle, sans entraver sa trajectoire. En aucun cas vous ne la maîtrisez : vous l’accompagnez. C’est elle qui bouge et je mets tout mon corps à son service. Le fait de la lancer est une conséquence, qui vient parce que le moment est venu, et que le corps sert ce moment”.

Puis les journées suivent leurs cours :
C’est la patate qui est importante Flore, pas toi. Laisse-la te mener”.

S’ensuit :
“ Quand tu as ta balle sur le pied, c’est elle qui décide d’y aller, et tu te mets à son service pour l’amener là où elle décide”. Comme pour les jets de cagettes : accompagne leur mouvement ”.

Et encore :
“ Pour la tempête, mettez-vous en relation aux objets, allez de l’un à l’autre. Je vais aux objets, et à un moment donné, ils me dépassent.”

Et

“ Ta rame Fanny, est aussi importante que toi. Et même, le bout de la rame est plus importante que toi. Tu dois tout donner pour lui”.

Ou
“Et, Flore, quand tu hisses le bout, sois à la hauteur des objets, ne les domine pas. Sinon ils vont se rebeller, tu sais bien…”

Et
“ Le trio, c’est la force et la richesse de ce spectacle. Le bateau est aussi important que vous, si ce n’est plus. Comme dans une traversée d’ailleurs, vous êtes à son service. C’est en fait le personnage principal ! ”

Une quête infinie :

“Sois plus modeste dans ton rapport aux objets et tu trouveras la qualité. C’est simple, pour changer ton rapport au sol ou à l’objet, change ton rapport à l’univers.”

 

Sur scène on est fragmenté·e·s dans les choses extérieures ” :
une intimité bouleversante

Bienvenue donc sur le chemin révolutionnaire de l’ “implication” ! comme la nomme ce cher François Lapantine (vous l’aurez compris, c’est ma lecture du moment.)… Sur ce chemin, il s’agit d’une intimité, d’une relation de connivence entre l’objet et le sujet : “une expérience démocratique du partage du sensible où l’on est à égalité car il n’y a plus de rapport de force”, explique-t-il.

Comme en mer, encore une fois, où l’on est projeté·e sans le vouloir dans une étroite relation de connivence avec le vent, la mer, le ciel, les vagues… Là, nous sommes cet “humain-bateau” ou ce “bateau-humain” comme l’exprime le marin Bernard Moitessier, en dialogue intime avec les éléments présents. Dans cette situation, couper le dialogue et l’intimité est un danger de mort.

Et sur scène, c’est la mort assurée de la “qualité” : “Flore n’en fais pas trop avec tes balles ! Laisse la place aux autres partenaires, à la musique, à l’espace, à Fanny. Si tu en fais trop on ne te regarde plus. Laisse la place aux autres ! C’est le dialogue qui est magnifique”.

Et, parfois sur scène, au delà du dialogue, ce qu’on recherche c’est cet état de présence au monde, que nous vivons aussi en mer : une dissolution de l’être dans les gouttes de pluie, dans la chaleur du soleil, dans l’horizon lointaine, dans les étoiles qui deviennent si proches…

Philippe s’éloigne se servir une nouvelle goutte de café. Et lâche entre deux portes : “ sur scène on est fragmenté dans les choses extérieures, dans l’espace, la musique, la lumière… C’est magnifique ! ”

C’est vrai que c’est magnifique… Mais cette intimité, cette relation si simple aux autres et aux choses, est fragile. Un rien la fait disparaitre. Un coup de peur, un vent d’ego, un désir de plaire, un mot de trop…

C’est que cette manière d’être au monde va à l’encontre de nos habitudes de penser et de faire. Notre langage même peine à la décrire. François Laplantine (oui encore lui) analyse : “ c’est un rapport au monde difficile à exprimer dans les langues européennes qui sont à l’aise pour exprimer l’appropriation et la direction mais sont démunies pour dire l’intime car il n’y a pas là de bien à posséder ni d’expérience à diriger”. Dans nos langues, c’est vrai que le sujet est premier dans la phrase, c’est lui qui mène l’action et qui possède les choses. La relation d’intimité demande donc d’exploser des carcans si profondément accrochés que les mots peinent à le dire… Et même, continue François Laplantine, un mot de rien peut faire disparaître cette intime “implication” car “toute “explication” [, qui, de fait, sépare l’objet du sujet] vient la détruire”.

Pourquoi donc je m’échine à poser des mots sur cette présence de la mer et de la scène alors que les mots risquent de la tuer, ou au mieux, de nous faire passer à côté …? Tant pis, même si c’est peine perdue, je continue, à tâtons, avec l’espoir de ne rien briser…

 

Ciao performance technique, bonjour les dialogues !

“ Ce que tu fais, c’est égal c’est la qualité qui compte, et la qualité tu la trouveras dans les dialogues et non pas dans la performance technique ”

“ Je vous le dis tout de suite, le plus important est la qualité du mouvement, bien plus que ce que vous faites. Vous pouvez faire n’importe quoi, si vous trouvez la qualité c’est gagné. Vraiment, c’est égal au final de ce que vous faites ou ne faites pas ”.

Bon.

“ Fanny vire ce mouvement : c’est une posture codifiée, et qui ne dessine pas de ligne claire dans l’espace. On enlève ! Fais en moins et travaille la qualité et la densité de chaque instant. Dans le tango prend le risque de l’espace, pour ne pas être en toi, sur toi. C’est l’espace qui nous sauve du repli sur soi. Plie tes genoux aussi. L’espace se situe dans la verticalité et l’horizontalité. Met aussi de l’espace dans tes articulations.”

Ok.

“L’état prévaut sur le fait de faire quelque chose. Vous l’aurez compris. Dans cette traversée très lente que vous faites, vous n’avancez pas, vous êtes avancées. Vous ne marchez pas, vous êtes marchées ”.

Je ne sais pas si c’est à cause de la langue française que je galère à ne pas être volontaire dans ma marche, mais franchement c’est super chaud d’être marchée…

“ La marche est une conséquence. Et tout vient des appuis. Les bras ne bougent pas si le moteur n’est pas les appuis. Sinon c’est cérébral ! Tout le travail est de construire le mouvement pour que le corps le fasse, pas la tête”.

Alors salut cap chéri, qui me rassurait pourtant ! Je ne vais m’intéresser désormais qu’à l’état de la mer, à la sensation du vent sur mon visage et à la couleur du ciel. Adieu objectif ! Direction et but à atteindre : je vous lâche !

La chose que vous sentez trouvera sa propre forme ”. C’est le conseil n°5 que l’écrivain Jack Kerouac donne parmi 29 autres pour plonger dans l’improvisation (dans l’art comme dans la vie). Un conseil qui va à l’encontre des process, des protocoles, des modèles, des business plan, des statistiques et des courbes qui guident pourtant nos prises de décision et nos actions au quotidien. Kerouac invite à nous détacher de ce cadre rationnel pour être attentif au surgissement de la pensée et des actions, sans savoir exactement où l’on va. Advienne que voudra !

Ce qui n’en revient pas moins à dépasser note héritage cartésien et son esprit de méthode mathématique. Une révolution, qui se cache dans une simple marche…

“ Fanny, tu dois être dans chaque micro parcelle de ton corps, dans la lampe que tu portes, comment elle se déplace… La lenteur est extrêmement difficile. Aller lentement, c’est ne pas pouvoir aller plus vite, car c’est avoir tellement de choses à faire que c’est impossible d’aller plus vite. Donc, en baver : c’est normal. D’ailleurs si tu n’en baves pas, c’est que c’est vide ”.

Ça va, là honnêtement, je pense qu’on est pas mal avec Fanny niveau "plein”…

“ Continue dans la recherche de sobriété, tu n’as rien à prouver, juste à dialoguer ! ”

“ De la dentelle entre la danse et la musique ! ”.

 

J’ai faim. La sobriété me creuse l’estomac, et la simplicité m’épuise..

“ Faites confiance à vos corps, à ce que vous pouvez porter. C’est un travail très simple, mais immense, énorme ! Parce qu’on touche là à un changement de rapport au monde et aux choses”.

Une révolution de plus…
Nous voilà sur un chemin dont je ressens la contradiction.

Il s’agit d’un côté de lâcher la complexité technique, de ne jouer qu’avec une balle si je le veux, de s’extraire du devoir de “prouver” quelque chose, de ne pas chercher à impressionner, de faire les choses le plus simplement possible.
Et de l’autre côté il s’agit d’être extrêmement précise, de prendre soin de chaque micro chose, d’être présente à tout ce qui m’entoure, d’être un petit bout du grand “rhizome” comme l’appelle Gilles Deleuze, ce système complexe, fait d’une multitude d’éléments spontanés. Une simplicité extrêmement complexe à atteindre, et un travail technique énorme que de troquer la performance technique contre les dialogues…

Je repense au bateau avec lequel nous avons traversé l’Atlantique. Son propriétaire-capitaine l’avait sur-équipé d’outils technologiques plus puissants et précis les uns que les autres. Avec tout ça, on tenait le cap, on savait en un coup d’oeil sur l’écran ce qu’il se tramait autour de nous, on anticipait le futur sans regarder l’horizon et la forme des nuages… Un arsenal qui venait palier un manque évident de l’équipage que nous étions : l’absence de dialogue avec la mer, les vagues, le ciel, les étoiles. Coupé·e·s du lien sensible avec ce qui nous entourait, on a pété un safran (qui permet de diriger le bateau) sans même traverser de tempête ; et on n’aurait pas pris deux jours de plus avant le grand départ même si nos émotions et nos cerveaux le réclamait, parce que l’heure accrochée à nos poignets, c’est l’heure…

 

“Oeuvrer” plutôt que s’adapter : une révolution de plus

En route sur ce chemin délicat des dialogues, et au fil de longues discussions avec Fanny et des semaines qui s’enchainent, nous nous rendons compte de la radicalité de ce choix, de sa complexité et de son potentiel “révolutionnaire”. Car il s’agit là de couper avec la vision de l’humain et de la société défendue par le néolibéralisme depuis les années 1930 qui fait la promotion de la “performance”, “une construction sur du vide” selon le philosophe Miguel Benasayag. Pour le philosophe, le monde de la performance est celui de l’adaptation, qui est elle-même " la tentative impossible mais délétère de vouloir simplement fonctionner, en répondant à une performance”. Il ajoute que c’est “un mode d’existence repoussant sans cesse l’objectif à compléter, dans une interminable fuite en avant ”. On est là “du côté du pâtir et de la diminution de la puissance d’agir ”.

Sur le chemin que nous choisissons d’emprunter là, nous sommes du coté de l’humain qui ne s’adapte jamais passivement mais qui “explore les possibles dans une permanente co-évolution”. Nous sommes du côté de l’improvisation et de l’ouvrage, qui revient “ à s’ancrer dans l’existence en explorant l’intelligence de la situation plutôt qu’en visant un objectif préalablement défini ”. “Elle invite à parcourir les chemins de traverse d’une situation, à en savoir assez pour pouvoir habiter “son étage” sans céder à la panique et à l’urgence”.

L’heure, c’est l’heure ? On s’en fout, on reste deux jours de plus aux Canaries, et voilà.

Il y a une écriture, mais c’est à vous de vous approprier les intentions, par le désir de vous engager. Et si l’interprétation parfois change un peu l’écriture, c’est pas grave !

Philippe continue :

Il ne faut pas avoir peur de plonger dans le spectacle, car la qualité vient en plongeant. On ne peut pas maîtriser ni posséder cela. C’est pour ça qu’on travaille beaucoup”.

Si je comprends bien, il n’y a pas que le cap dans la vie, il y a aussi les courants, les vents, la mer… Un alliage de la pensée grecque et chinoise : le cap et le potentiel de la situation !

“Ça y’est ! C’est regardable !

Ça pour une nouvelle !

 

Quel festin ! Vous reprendrez bien un peu de temps ?

“C’est une grande étape ! Et le travail à cette étape va être d’intégrer le temps. Le temps est une matière, qu’il faut porter en soi, pour trouver les bons moments d’agir”.

En voilà une autre… Porter le temps à l’intérieur de soi… Ne pas courir après donc, mais oeuvrer avec. Comme en mer encore, où le temps coule, indifférent à la nuit ou au jour, il est souple, et me laisse vivre.

Soyez dans vos actes ! Fanny sois sur ton pied avant d’être sur le prochain. Tu te prépares avant l’acte en écoutant, puis tu y vas. Et il faut trouver une continuité entre ces moments, sinon ça devient de la récitation. Pareil pour la pétole, ne vous sécurisez pas en prévoyant les actes. Soyez dans les actes au moment présent ”.

Ok, j’ai compris : quand j’enlève ma salopette, tant pis si je la laisse en boule, je galèrerai tout à l’heure pour la remettre, mais ce qui compte là maintenant, et ben… c’est là, et maintenant.

Fanny est à la proue de notre navire de bric et de broc :
-“ mais y a trop de trucs sur mon passage ! Le saxo, le bout, la radio…

haha, elle va se faire tailler…

“ -Tu te débrouilles ! Ça m’est égal, à toi de trouver ! L’important c’est quoi ?

Je l’avais dit…

C’est cette image de toi simplement à la proue. Pour le reste à toi de trouver. On a envie de vous voir dialoguer avec la musique, la voix de la chanteuse, ses respirations…

…Il faut voir ce qui est important : on ne cherche pas à répondre à ce qu’on demande ni à ce qu’on a prévu, mais à mettre en oeuvre. C’est à dire à répondre à notre désir de qualité.

Notre désir… Ouais, donc il ne s’agit pas de faire ce qu’on veut quand on veut, ni de nous adapter individuellement en subissant chaque événement, ni même d’adapter notre bateau à nos désirs personnels, mais d’oeuvrer ensemble -interprètes, décor, mise en scène, bateau, lumières et sons- vers une qualité commune. Ciao plaisirs passagers et désirs personnels, on est sur le même bateau, on va quelque part, et on y va ensemble !

 

“ Trouve ta raison, tu trouveras ta qualité”

J’ai le corps fatigué, et la tête bien prise… Fanny aussi. La semaine prochaine Jonathan va venir avec les lumières. La trame du spectacle est déjà là, mais on a la sensation de ne pas tout saisir… En attendant, on se cale sur le canapé, en espérant que le sens vienne à nous.

“ -Pourquoi ces deux filles partent comme ça sur ce bateau ?
-…
-Non mais c’est vrai, au fond, pourquoi ?
- Ben… je crois qu’elles vont sur les traces du capitaine disparu, pour le retrouver là où la parole n’est pas nécessaire, là où elles pourront le sentir : dans les éléments bruts, sans artifice, sans filtre. Dans les bourrasques, dans le froid, dans la pluie torrentielle, dans le vent, les vagues, les nuages, les étoiles…

-Ouais… et c’est un voyage initiatique, elles partent pour toujours, en sachant qu’elles ne retrouveront jamais la même réalité, même si elles reviennent un jour.
-Oui ! Et elles passent un cap, au delà du temps et de l’espace, dans leur lien avec le capitaine disparu, dans leur compréhension du monde, d’elles-mêmes…
-Elles grandissent ensemble quoi…
-Bah ouais. Elles se métamorphosent.

-Hé.
-Quoi ?
-C’est pas exactement ce qu’on est en train de vivre meuf ? Enfin, je veux dire, l’Atlantique, la mort du père…
-et on crée un spectacle : et ça, c’est entreprendre une sacrée traversée…”

 

“ Sur scène vous l’aurez compris je pense, pour mettre en route le mouvement, il faut se laisser dialoguer avec l’extérieur, et trouver sa musicalité intérieure”.

Retour en salle. Retour de Philippe.

“ Et la musicalité tu la trouves avec deux voix intérieures qui te parlent : le diable qui te pousse “aller! vas y ! bouge!” et l’ange “attention à ton pied, aux choses, prends soin de ci, de ça…” C’est cette tension qui est intéressante.”

Il continue :

“ Dans le mouvement il y a un chant intérieur. Tu dois porter ton mouvement avec ce chant intérieur. C’est ça la musicalité du mouvement.”

C’est le tempo quoi ? Le temps que j’ai à l’intérieur de moi… non…?

“ -Et dans ce rythme, trouve toi une raison d’aller prendre tes balles ou d’initier un mouvement. Raconte toi une histoire, pour trouver la qualité.
-Ben je vais prendre mes balles parce que j’en ai marre de m’ennuyer, y a pas de vent, on est bloquées, oui j’en ai marre…
-Tu vas les prendre parce que tu t’ennuies ? C’est un peu faible… Affine ta pensée.”

Ok ok… Alors oui, pourquoi donc je prends mes balles …? Heu…

“-Bon, c’est quand même pas rien de manger comme ça en pleine mer ! Non ? C’est pas banal… Un peu d’enthousiasme !
-Oui mais bon, on mange de la farine là, c’est pas super enthousiasmant…
-Aie aie aie ! Tu ne peux pas déléguer à quelqu’un ou quelque chose, à la farine en l’occurrence, ta faiblesse ! Faut trouver la qualité. Pourquoi vous mangez ? C’est vrai que ça vous aiderait peut-être d’avoir de la compote ou je ne sais pas quoi. Mais même si c’est de la farine, ça ne doit pas nuire à la qualité.”

Ok et bien voilà, pour ce coup-ci, on se sert de la chantilly.

“-Je ne sens toujours pas pourquoi tu vas manger… Réfléchis… Trouve une bonne raison.
-Ben j’ai faim.
-Bah voilà, si tu veux. Et bien va à table PARCE QUE tu as faim. Pas pour rien. C’est tout mou là. T’y vas pour rien et ça se voit.”

Café ?

 

“Ne joue pas à le faire, mais fais-le, simplement ”

“ Les gestes du quotidien (ranger, ramer, boire du thé…), c’est un super gros boulot pour que ça paraisse naturel. La simplicité, c’est très compliqué ”.

C’est reparti. Première séquence.

“ Ne jouez pas à construire le bateau, mais construisez le pour de bon, comme des ouvrières ”.

Ok. Alors on vire ces mouvements parasites, ce pied qui n’a rien à faire là, ce bras qui n’a pas besoin d’aller si haut…

“ L’énergie se suffit à elle même, n’en rajoutez pas ! Pareil, ne mimez pas la rapidité, soyez rapides. Soyez dans les actes, efficaces, efficaces…”

Une caisse, une deuxième, je vais chercher le carton, je pose la cagette, je décale la valise, j’attends que Fanny passe. Qu’est ce que je fais maintenant ? Clac ! je vais placer la rame. Pourquoi ? Parce que il y a besoin de faire ça pour pouvoir larguer les amarres. Et c’est tout.

“ Ne surjoue pas ton acte. Si tu attaches ton bout au bambou, attache simplement ton bout au bambou. Je n’ai pas besoin de ta chorégraphie !”

Elle était jolie pourtant…

“ Pour la pétole et le moment ras-le-bol, trouvez cette lassitude dans le corps, pas dans le mime. Qu’est ce que c’est la lassitude ? C’est le regard qui va vers le bas, le poids qui s’installe… Il ne s’agit pas de refaire nécessairement à chaque fois le même mouvement, la même posture, mais de trouver cet état, ce poids. C’est un imaginaire du corps à développer ”.

Ok.

“ Soyez sincères dans les actes que vous portez, et simple. Regardez ce que vous faites, et voyez ce que ça vous fait ”.

Je prends la tasse, je m’assoie, efficace, sans fioriture, sincère… Je range ce carton, je pousse les nattes, j’en ai marre.

 

“ Dans tout, il faut trouver le moyen de faire naître le désir. Et ce n’est pas “jouer" le désir. Surtout pas ! Parce qu’on rentrerait là dans du commentaire ”.

Ok. Désir, où es-tu ? Viens !

“ C’est plus simple que de jouer le désir. Désire vraiment, et va ”

Ça me fait encore penser à François Laplantine. Le désir est pour lui super simple d’accès et même toujours là parce que, selon lui, nous sommes des êtres faits de manque et de vide. Du manque et du vide béants qu’on est toujours en train d’essayer de combler, sans jamais (ou rarement) y parvenir, alors on est tout le temps en train de désirer. Et, dans nos sociétés, on valorise à fond l’autonomie et la complétude de l’individu qui se fait tout seul et se suffit à lui-même. Et, comme sans manque, pas de désir, ce mythe de l’auto-suffisance et de l’individu performant et complet tue le désir en question. Alors voilà. Je n’ai qu’à bien sentir mes manques et mes vides pour désirer sincèrement… Merci Laplantine.

 

Le sens de la pièce de bric et de broc

“On part du grand désordre, et on écrème. Et en faisant, on précise, jusqu’à l’extrême précision”.

Petit temps mise en scène, à l’occasion d’une discussion animée autour de la possibilité d’ajouter une poulie qui nous faciliterait quand même bien la tâche pour hisser la voile.

“La mise en scène doit rester de bric et de broc, sans chichi. Vous êtes comme des enfants qui jouent avec rien. Rien d’apprêté. Donc on ne va pas soumettre l’objet à une quelconque transformation, mais on va le prendre tel quel".

Donc pas de poulie, pas de “truc”, pas d’ “objet de scène”… Du brut, rien que du brut.

“La cabine en carton restera finalement en carton… On voulait du bois oui, mais en fait je l’aime bien comme ça. En bois ça va faire objet de Théâtre, et je ne veux pas ça”.

“Il ne faut pas trop en donner, trois guirlandes suffisent… Le fait de trop montrer empêche le rêve de s’installer”…

Je vois… mais je ne comprends pas encore très bien où il veut en venir… Ça nous vaudra bien des heures de discussion avec Fanny… On est comme face à deux bras de rivière, et c’est clairement dans l’un que Philippe nous propose de nous embarquer, et lâcher l’autre nécessairement.

Dans ce spectacle, on ne montre pas. On suggère et surtout on construit la suggestion pendant le spectacle. Ici, on partage un temps à vivre. On fait appel à l’imaginaire du public, avec du bric et du broc, du rafistolage. Qui emmène vers l’imaginaire. C’est une décision pas anodine, et radicale, à assumer jusqu’au bout. Et qui s’ancre dans une réflexion plus vaste sur le spectacle vivant.

Quand vous buvez un coup par exemple, vous me connectez à la saveur de la fête, vous faites apparaitre des bulles de champagne par la qualité, et non pas par le fait qu’il y ait du liquide qui sorte”.

 

Générer de la puissance d’agir

Sacré bouleversement !

Voilà un spectacle qui ne cherche pas le spectaculaire ni l’admiration, la stupéfaction, la sidération, ou autre sentiment de ce goût là, chez les spectateurs·rices. Car ces ressorts là provoquent des “wahoo” d’impuissance et des “oh truc de fou!” d’immobilisme. L’enjeu dans ce spectacle est, d’au contraire, susciter l’envie d’agir et générer de la puissance en chacun·e.

Car dans la vie, c’est de cela aussi, et beaucoup, dont nous avons besoin. Ce matin, un petit café qui nous entraine vers la mort, sujet léger pour démarrer: “ Il faut cultiver le désir de vivre jusqu’au bout, avec cette idée du dernier acte, pour ne jamais être à genoux. Et apprendre les coups pour ne pas être victime de la sidération, qui t’ôtes ta liberté d’agir.”

Quitter la rive quand il le faut, et arriver sur celle d’en face, avec le bonheur d’avoir traversé.

C’est dans ce bras de rivière que notre spectacle se situe. Du côté d’une puissance d’agir nourrie par la simplicité, la poésie et l’espace pour les spectateurs·rices d’investir, par leur imaginaire, les images et l’histoire.

Pour les enfants, c’est leur donner envie de se mettre en jeu artistiquement, qu’ils se rendent compte que c’est possible d’approcher l’art. Et qu’eux aussi se mettent à construire.

Et pour les adultes, ce monde de bric et de broc est une porte vers l’enfance retrouvée, un monde créé à partir de rien, rien de sophistiqué. Un rien accessible”.

Voilà le sens de la pièce. Philippe précise, au cas où on voudrait se rendre la vie plus facile avec une poulie, ou bien se rassurer en levant la jambe plus haut que nécessaire : “la pièce est plus importante que les petites gênes intérieures, et que nos préférences. A un moment donné c’est elle qui décide pour elle même. Et nous, en tant qu’interprètes, scénographe et chorégrape, on doit la servir. Même si on “préfère” autre chose, autrement”.

 

Le principal c’est le poétique

“La poésie commence à pénétrer la pièce !”

Cela signifie que le dur labeur sur la structure ainsi que sur la répétition (infinie!) des actes jusqu’à l’extrême précision commence à payer ! Youpi. On commence à investir la pièce et à sentir notre propre cheminement à l’intérieur, c’est bon…

“ Mais attention, on est en travail tout le temps, pour ne pas tomber dans la complaisance ! On travaille, on travaille, comme des artisans. Vous devez être attentives à tout, tout le temps !”

Oui oui, mais c’est agréable quand ça devient agréable… Attends, je savoure…

“ On ne recherche pas le bien-être dans le travail. Le bien-être vient après. Si je cherche le bien-être en dansant, je vais en boite, pas sur scène. La scène c’est du travail, le travail c’est du labeur : exigent, faut se le dire. Tout ce qu’on fait est hyper dur, faut se le dire.”

Mais elle est où la poésie dans le fait d’en baver en permanence ?

“ Ne restez pas à votre niveau ! Pliez les genoux !! Mettez vous à la hauteur des objets, du bateau.”

Ô poésie !

“Dans chaque mouvement, travaillez les extrémités : si j’écarte le bras, c’est mon creux de la main et ma poitrine qui sont en rapport”.

Viens à moi !

“L’espace ! La musique ! L’autre ! Mettez vous en lien, en dialogue !!”

Je te cherche !

“La liberté se situe sous les aisselles. Laissez de l’air, de l’espace. Ne sers pas les verres toute resserrée sur toi comme ça là ! Laisse de l’air entre les choses ! C’est là que se situe la liberté.”

Ah. Bon. Ok. Si la liberté se situe sous les aisselles, la poésie ne doit pas être là où je la cherche.

 

“Pour la lenteur, il faut une vitalité, un chant à l'intérieur. Et, attention aux temps forts du mouvement : c’est là où on lance la vie”.

Youyou ! Poésie ! Où es-tu ??!

“Pour le duo danse et jonglage, n’attendez pas la musique. Le calage se fait dans le mouvement, dans la vie, pas dans l’attente. Attendre c’est mourir. Ne mourez pas.”

Oui d’accord. Poésie ?

“Vous ne devez pas perdre la vision d’ensemble à cause de problèmes techniques et de détails. A vous voir attacher le bout comme ça ou à gérer la difficulté d’accrocher la voile, il y a un danger de perdre le rêve, qui prévaut pourtant !”

Oh! Je te sens poésie ! Te voilà en dehors de moi, née du travail sincère et minutieux de la scène, tu ne m’appartiens pas et je ne te maitrise pas, tu es dans le regard de celles et ceux qui nous regardent. Tu apparais lorsque les dialogues sont présents, lorsqu’on en prend soin, et lorsqu’on se situe à la hauteur de l’ensemble. Tu disparais aussitôt que les dialogues meurent et que le mouvement se fige, glacé par une attention démesurée à nos petits egos.

“L'art requiert une attitude révolutionnaire. Il y a un combat à mener”.

Fin de journée. Nous sommes en janvier 2021. La route est longue.



Texte : Flore Viénot, après moult conversations avec Fanny
Photos : Renaud Menoud et Flore Viénot

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