Espèces d'indésirables

L’espèce humaine est l’actrice principale du flétrissement de notre Planète Terre, c’est un fait. Alors certaines personnes se sont mises à créer des espaces où elle n’est pas la bienvenue, où le développement des autres espèces prime. Ce genre d’espaces, il y en a 144 en Isère. On les appelle les “Espaces Naturels Sensibles”. C’est dans l‘un d’entre eux que le Département de l’Isère nous a missionnées pour faire sortir de terre une balade artistique qui puisse amener du public à le découvrir, tout court, ou d’une autre manière. On a pris notre mission à bras le corps.
C’était à l’Herretang en Chartreuse. On tente de vous raconter.
Humaines, humains, vous pénétrez là dans un monde où vous êtes indésiré·e·s : bienvenue !

NB : ceci est une interprétation libre de la raison d’être de ces espaces, ce n’est pas le positionnement du Département qui souhaite au contraire que les humain·e·s y viennent, notamment à travers le programme “nature culture”.

 

Carte blanche à l’Herretang

C’est un jour de pluie glaciale que nous apprenons que le Département de l’Isère nous donne sa confiance pour une carte blanche, ou presque, à l’ENS de l’Herretang (partagé entre les communes de Saint Laurent du Pont et Saint Joseph de Rivière en Chartreuse). Ce serait mentir d’ommettre qu’à cet instant précis on ressent très fort la limite de notre visage à ne pas pouvoir sourire encore davantage. Bref, comme on dit : on est refaites.

Alors nous voilà sur… enfin…dans… enfin… sous la neige de novembre pour une première visite de l’espace avec Agnès et Marie, deux visages bien sympas de ce fameux “Département”. Agnès est chargée de projet “nature-culture”, Marie a en gestion le lieu en question.

 
 
 
 

Alors bon voilà, faut faire un petit effort d’imagination, parce que ça ne ressemblera vraiment, mais vraiment pas à ça”. On est prévenues. L’horizon estival s’annonce plus enherbé. En attendant, on rampe par dessous les arbres affaissés, l’occasion de plonger la tête dans la neige (ça fait toujours du bien), on grimpe par-dessus des fourrés enneigés, et on essaye de percevoir la traces des chemins, d’imaginer l’ombre de la roseraie…

C’est la plus grande zone humide du Parc de Chartreuse” Ah ouais quand même…
Au XIXe, jusqu’au début XXe, on utilisait l’argile et la tourbe ici. On peut voir encore les traces de cette exploitation” J’arrive pas trop à visualiser là… mais ok, je retiens.
Sur l’espace plusieurs acteur·ices se retrouvent pour gérer le lieu en concertation : des naturalistes, un agriculteur, des élu·e·s, et aussi chasseurs et pêcheurs” Oula, ça doit être un bon bordel à gérer ce truc là…
La grande question c’est toujours de savoir qu’est ce qu’on choisit d’accompagner : telle ou telle espèce qui arrive, qu’est ce qu’on en fait ? Comment on gère ? ” Ah oui… C’est presque de la politique là…

Il fait trop froid pour prendre des notes avec mes doigts. Alors je note dans ma tête. Ça fera des mots gelés, bien conservés, jusqu’à la lecture du rapport de la gestion conservatoire de … 300pages.

 

Protéger et dominer, les deux faces d’une même pièce ?

Canapé moelleux, feu de cheminée, lumière chaleureuse, peau de bête au sol. Voilà le contexte idéal pour entreprendre un telle lecture. (En vrai c’était pas tout à fait ça, mais je trouve ça classe. Et ça ne vient pas perturber le sens profond de l’histoire. Bref.)

“- Hé Fanny, je ressens comme un malaise… Tous ces tableaux là… Un travail super précis, super précieux, que de répertorier tous ces milieux et toutes ces espèces, les compter, savoir où on en est, pour savoir comment agir etc… mais… je sais pas…
- ça manque peut-être un peu de désordre non ? Du vivant quoi… Moi ça me fait pas du bien de voir le vivant ni en cage, ni en case… J’exagère peut-être un peu là mais… non j’exagère pas, ça me tend.
- Ouais je crois que c’est ça… Je sens à l’intérieur de moi une gigantesque contradiction. Genre énorme quoi. D’un côté je trouve ce document super utile et rassurant presque, et de l’autre je le trouve mega flippant et oppressant.
Pourquoi est ce qu’on se sent toujours obligé·é·s de tout calculer, analyser, maîtriser…?
- Et l’espèce humaine, elle est où dans tout ça ? A l’extérieur !
Genre, y a la “nature”, et y a “nous”. Et “nous”, et ben on prend de haut tout ce qui bouge et on le classe, on le découpe, on le spécifie…
- Merde… mais ça va vraiment pas dans le bon sens tout ça ! Je suis en train de me dire que tout ce boulot va dans le sens d’un monde dans lequel j’en ai marre de vivre. Mais merde quoi ! On fait partie de tout ça !
Cet espace naturel sensible, c’est aussi nous ! Je veux avoir ma place là dedans. Pas seulement en visiteuse sur mon sentier balisé en mode observation des “autres”. Mais je veux être dedans. Etre pote avec le grèbe castagneux ou le foulque macroule. A égalité quoi. A quoi ça sert ?!
- Faut aussi penser au contexte dans lequel on vit, enfin je veux dire que la manière dont tu parles d’être en relation au monde, elle est pas majoritaire. Je veux dire par là que
dans notre contexte actuel de pensée et d’action, heureusement que y a des endroits comme ça…
- Ouais mais c’est comme si, en voulant protéger de toute bonne foi, on participait à un système de domination par l’espèce humaine des autres espèces.
“Protéger” et “dominer”, les deux faces d’une même pièce…
- En fait,
ce genre d’espace sera nécessaire tant qu’on sera gobalement dans une logique de destruction de ce qui nous entoure, et de nous-mêmes par là même occasion.
- Ouais t’as raison.
- Je crois qu’il faut qu’on aborde le sujet dans le spectacle, d’une manière ou d’une autre…”

 

Et paf ! Une balade.

Les semaines filent, les idées emergent ; les temps passés à l’herretang se multiplient, la matière se densifie ; les rencontres avec quelques acteur·ices du lieu se succèdent, et paf ! Une balade. C’est si simple !*

*haha

Puis l’équipage grandit, Haïm pour accompagner le travail vocal, Philippe pour accompagner le travail du corps, Gwladys pour nous costumer, Jonathan pour changer les soucis techniques en joyeuses résolutions, Renaud pour tracer en photos l’aventure.

Puis c’est au tour de notre choeur de chanteur·euses amateur·ices de se constituer. Sam, Martine, Sandrine, Agnès.

Puis à Oriane, notre vraie guide nature de l’Herretang, de nous rejoindre.

Et paf ! Une balade prête à être menée.

 
 

Limace indésirée sur humaine indésirable

 
 
 

Spectacle !

Nous sommes là dans une époque incertaine, un futur sans précision. Un monde de demain dystopique dans lequel le pas de trop aura fini d’être franchi : celui de la domination par le genre humain des autres espèces. De fait, un changement radical aura été nécessaire : celui d’inverser les rapports de domination et de remettre les humain·e·s à leur place, en tant que simple partie de la totalité.

Nous sommes ici, dans cette balade, au moment charnière de la transition où des décisions ont été prises. Les mesures commencent à être appliquées. Parmi elles, des tentatives de rééducation du genre humain et de sa réintroduction au sein des éco-systèmes.

Les visiteuses et visiteurs font ainsi partie d’un échantillon d’humain·e·s en observation. Le but est de calculer leur taux de désirabilité , afin de savoir si ielles sont désirables et peuvent donc être réintégré·e·s, ou bien si ielles sont indésirables, et doivent alors être désintégré·e·s.

Les deux personnages principaux de l’histoire :

 
 

Laetitia

Elle est scientifique, elle travaille dans l’espace naturel sensible de l’Herretang depuis une quinzaine d’années. Elle fait partie des humaines réintégrées depuis longtemps et participe à l’observation scientifique. Pendant la balade elle guide les visiteuses et visiteurs en introduisant des notions essentielles à la transition vers des rapports non dominants avec ce qui nous entoure. Elle est enthousiaste, joviale, connectée à l’univers. La folie la guette lorsqu’elle touche aux questions de protection, de sauvegarde et de classement de la nature.

 
 

Nicole

Elle était un être hors cadre qui vient perturber tout désir de contrôle et de maîtrise. Elle est la secrétaire de l’observation en cours, et collègue intime de Laetitia. Elle prend des notes comme personne à la machine, sur tout ce qui se passe, tout ce qui ne se passe pas, tout ce qui se dit, tout ce qui ne se dit pas. Elle n’hésite pas à pointer les êtres à tailler, pour le besoin de la totalité. En parallèle, elle donne à voir le décloisonnement et la continuité des mondes.

 
 

La balade en images

et en un texte

 
 
 

“Protège
Tèje
Maîtriser maitre traitre être très… quoi ?
Gérer
J’erre dans l’air

Faut protéger Faut sauver Faut classer faut vivre à quoi bon marcher sur la tête marchons sur la tête t’es qui toi t’habites où faut classer tout casser tout caser tout chasser tout cacher tout carré je bouge plus j’y vais moi moi elle est où la vie moi protéger

Mais qu’est ce qu’y a là ?!

Tu vois pas que je suis occupée oh ! J’ai des trucs à penser moi ! J’ai des problèmes à régler ! J’ai des idées à créer ! Des soucis à éradiquer ! 
Une horloge à maîtriser
Une risée à canaliser
De l’air à mettre en paquets
Des émotions à parquer
Du fil à couper en quatre
Des fourmis à organiser en quartier
Du travail à abattre
Des erreurs à comptabiliser
Des flux à contrôler
Des espèces à enraciner
Des races à inventer 
Des espaces à classer
Un avenir à espérer
Les heures qu’il me reste à mettre en valise
Des balises à poser… 

Indésirable indéchiffrable indéfaisable indigérable indispensable indéfrisable indéniable Espèces d’indésirables !”

 
 

“ - Merde c’est déjà fini. On le refait l’année prochaine ?
- Faut voir avec Agnès et Marie… Y a peut-être moyen de moyenner j’ me dis…
- Faut qu’on prépare le rendez-vous de bilan : objectif on rejoue. Ok ?”

Affaire à suivre.

 

 

Quelques mois plus tard …

On rejoue ! Programmées le 30 juillet 2023. C’est parti, on se remet dans la matière, on va plus loin, on précise, on lit des bouquins, on modifie le parcours (plonger dans la mare pédagogique ça le fait quand même pas trop pour les autres êtres qui peuplent l’endroit… on va trouver autre chose!)

 
 
 

DES LIENS INSPIRANTS QUI PEUVENT VOUS INSPIRER AUSSI

Et aussi changer le monde. Ou plutôt nous changer nous-même dans le monde. Ou plutôt changer notre manière de nous voir dans ce monde. Enfin, vous voyez quoi.

  • “Penser comme un Iceberg” Olivier Remaud

  • ”Quand les montagnes dansent” Olivier Remaud

  • “Mythopoïes” Pignocchi

  • “Ethnographie des mondes à venir”, Philippe Descola et Allessandro Pignocchi

  • “Etre un chêne”, Laurent Tillon

  • “Les âmes sauvages” Nastassja Martin


Textes - Flore Viénot
Images - Renaud Menoud
Regard avisé - Fanny Viénot

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